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Les problèmes de l’appréciation de l’œuvre d’art.

Sami Ben Ameur

 

Apprécier une œuvre d’art, c’est y porter un jugement, c’est déterminer sa valeur, c’est être favorable ou défavorable à celle-ci. Ainsi se définit l’objet d’étude de la critique d’art. Celle-ci n’est – elle  pas appelée à faire connaître l’œuvre mais à la fois à l’apprécier d’une manière ou d’une autre ?

Depuis Diderot, le discours critique dans le champ des arts plastiques n’a cessé de se modifier, de s’inventer mais aussi d’être remis en cause. Ceci émane-t-il fondamentalement du caractère singulier, mouvant et insaisissable de l’art qui échappe à toute entreprise de classification?

En effet, toute appréciation gratifiant la règle et relevant d’une définition de l’art qui se veut absolu se heurte à la diversité innombrable des œuvres d’art.

   Il en est de même si nous valorisant la liberté de l’art et nous choisissons comme point de départ le principe de la diversité des œuvres ; un nouveau problème surgit : qu’est ce qui nous permet de considérer telle ou telle œuvre  comme  œuvre d’art si nous ne disposons pas de repères conceptuels nous permettant de la considérer comme telle? N’importe quoi, risque-t-il d’être pris dans ce cas pour une œuvre d’art ?

Sommes- nous placés alors dans un cercle vicieux ?

 Voici les origines des problèmes de l’appréciation de l’œuvre. Voici les causes des difficultés de la critique d’art. Voici ce qui rend le critique d’art dans une position inconfortable.

Nous entreprenons dans cette étude une analyse visant à mieux clarifier ces problèmes et ces difficultés, afin de tenter d’apporter une solution possible. Nous nous baserons sur diverses théories qui ont marqué l’histoire de la critique d’art dans le passé et le présent.

 

Le goût et  la norme.

 

 Une des questions qui reste attacher aux phénomènes de l’appréciation de l’œuvre d’art est le jugement de goût. On disait souvent même que ce jugement de goût constitue le fait esthétique de base.

Etant apparu à l’époque de la renaissance et consolidé au cours de la période de l’art classique, le terme jugement de goût, était intimement lié au principe de la règle. Il demeure de la sorte aujourd’hui.

Se déclarant porteur d’une discipline rationnelle mise au service d’un idéal antique de la beauté, l’artiste classique s’est constitué un critère strict et déterminé pour le choix des formes peintes, sculptées ou bâties, devenu  fondement de ce qui a été convenu d’appeler «le bon goût classiqu », et référence rigoureusement codifiée pour l’appréciation de toute œuvre d’art.

Ainsi les Académies des Beaux-Arts crées durant le XVII et le XVIII siècle, en France, aussi les écoles des Beaux-Arts à partir de l’année 1816, obéissaient toutes à un enseignement de l’art fondé sur ces préceptes bien définis, auxquels l’artiste doit obéir.

Ce bon goût classique, n’a-t-il pas été une entrave pour les tendances artistiques qui ont aspiré à l’innovation ?

C’est ainsi qu’au nom du bon goût classique, on a condamné Shakespeare au 18ème siècle parce qu’il mélangeait le tragique et le comique et utilisait des expressions grossières. Même cas pour le Romantisme qui a rompu avec le «bon goût » de la tradition classique. En passant devant les toiles de Delacroix, Ingres se cachait les yeux et disait «je n’ai pas besoin de savoir comment il ne faut pas faire ». La galerie des refusés réservée au 19ème siècle aux Impressionnistes français n’était que le symptôme de cette domination qu’exerçait encore «le bon goût classique » dirigé vers un académisme hostile à toute innovation.

 

Et pour emprunter des exemples d’aujourd’hui, nous nous référons à l’autorité du goût qu’exercent actuellement  les institutions influentes de New York, -foires, galeries, vente aux enchère - sur l’ensemble de l’art international contemporain.

L’appellation peut tolérante de « l’art contemporain » désignant d’une manière exclusive les oeuvres conceptuelles et minimalistes telles qu’elles ont été développées par les avants gardes, en occident et essentiellement aux Etat Unis durant les années 60 et 70, n’est-elle pas une forme de globalisation de l’art ? Toutes expression artistique vivant en dehors de cette conception artistique à caractère monopoliste, n’est elles pas alors supposés désuètes, révolu, voire peu intéressante, ou une sorte de tiers monde culturel ?

 

Il en est de même pour l’art en Tunisie. L’appréciation exclusivement favorable à une peinture de représentation figurative mêlée de folklore et de narration, devenue presque le goût collectif du tunisien, est lié à un état de l’histoire des arts plastiques dans ce pays. Depuis son apparition au début de ce siècle et pendant quelques décennies, la peinture tunisienne était fondamentalement ainsi. Nourrie par quelques artistes, galeristes et journalistes, cette forme de peinture est devenue presque l’apanage d’un bon goût seul légitime, qui a tendance à valoriser ce qui est soumis à son autorité et dévaloriser le reste.

C’est ainsi que plusieurs personnes, journalistes ou artistes, en déclarant leur entière adhésion à ce genre de peinture n’hésitent pas à condamner les autres expressions actuelles. On connaît le sort des galeries, Irtissem, Ettasouir et  Chiyem.

 

Apprécier l’œuvre d’art selon un goût particulier relevant de certaines préférences d’une époque, d’un groupe social ou d’une tendance de certaines personnes,  revient finalement à s’enfermer dans un répertoire de préjugés  devenant règles et lois qui font de l’œuvre d’art, une œuvre à caractère prévisible et préétabli. C’est se situer à coté du contenu substantiel de l’œuvre et  par opposition à l’essence même de l’œuvre d’art et à sa pluralité. L’immédiateté du jugement du goût anticipe l’appréciation et empêche l’expérience esthétique profonde.

 

 

Le jugement de goût et le principe de la beauté objective.

 

Par ailleurs, pouvons nous -nous demander dans ce contexte aussi, sur la théorie de Kant, fondée principalement sur la nécessité du  jugement de goût et le principe de la beauté objective. " Est beau ce qui plaît universellement sans concept " [1] écrit Kant dans (Critique de Faculté de Juger). Pour lui, une oeuvre est belle, lorsque tout homme est dans l'obligation de reconnaître qu'elle est belle, non pas en vertu d'un critère du beau en fonction duquel on jugerait l'œuvre mais en vertu de l'effet produit par l'œuvre sur notre sensibilité et notre entendement. Pour Kant l’art est une finalité sans fin, et son impact sur nous est essentiellement affectif. Ceci justifie le jugement de goût qui est selon lui « n'est donc pas un jugement de connaissance ; par conséquent il n'est pas logique, mais esthétique ; esthétique signifie : ce dont le principe déterminant ne peut être que subjectif."

Certes la subjectivité est une composante importante de l’œuvre et de son jugement. Mais un originaire  d’une tribu d’Afrique centrale peut-il éprouver la même fascination qu’éprouve l’occidental face à l’œuvre de la Joconde? Certes, il y a une prédisposition culturelle qui précède toute reconnaissance du beau. Les sociologues comme Bourdieu (cf. La distinction) nous disent que notre rapport à l'art est déterminé par nos conditions sociales. Les conditions sociales détermineraient notre attente à l'égard de l'art. Le beau qui plait universellement est une chimère.

 

L’œuvre d’art cette chose tangible qui existe objectivement, que nous recevons par le biais de nos sens et qui est le résultat complexe d’une activité singulière, productrice et mentale à la fois, ne cessant de changer dans l’espace et le temps, sollicite simultanément notre esprit, nos sens et notre attention. Son jugement n’est-il pas alors affaire grave exigeant grande responsabilité, réflexion, pertinence et relativité?

 Pluralité et relativisme esthétique

 

Ainsi, une appréciation sérieuse de l’œuvre exige- t-elle indiscutablement une focalisation sur son caractère relatif et singulier ? Ne varie -t-elle pas d’une personne à une autre, d’une culture à une autre culture ? d’une époque à une autre époque ? N’est –elle pas source de nouvelles valeurs et fondatrice de nouveaux goûts ?

 

En effet, Hegel a bien rejeté d’emblée le jugement de goût. Ce-ci ne représente qu’une approche étrangère à l’art : « les grands caractères, les grandes passions peints par le poète sont suspectes au goût, son amour de la petite brocante, n’y trouve aucun intérêt. Le goût recule et disparaît devant le génie ».

Quant à   Valéry, il nous  précise que le goût de l’artiste et du génie «est fait de mille dégoûts », ainsi il l’a substitué au goût conventionnel. « L’œuvre du génie est toujours déconcertante. »

Une définition restrictive du concept de l’art est alors impossible.

Pour E. H. Gombrich «l'Art n'a pas d'existence propre», il ajoute l'Art avec un grand A, n'existe pas»[2].

 

A cause de cette vision relativiste du goût acceptée comme question fondamentale dans l’esthétique moderne et contemporaine, nous comprenons désormais par exemple, le débat de nos jours sur la légitimité même de la catégorie du beau. Le relativisme esthétique a bien montré que ce qui est beau pour une personne ne l’est pas pour une autre. Ainsi, la définition de l’esthétique comme «science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du Beau et du laid » est spéculative, ainsi elle devient désuète.[3]

Nous comprenons dans ce contexte, les tentatives de quelques manifestations artistiques internationales organisées en Europe et aux EU, durant les quelques années passées, s’intéressant à l’art des continents différents, et focalisant sur l’idée de l’abolition des frontières dans le monde de l’art.

 

Approches critiques contemporaines

Si l’artiste est libre de toute contrainte et de toute norme, si l’art ne peut se réduire à aucune définition, quelle méthodologie pouvons-nous alors entreprendre dans l’opération de l’appréciation de l’œuvre d’art?

 

  • Contre l’appréciation de l’oeuvre

 

Pour répondre à cette question, nous nous référons au départ à Nelson Goodman ensuite à Rochiltz  (Les deux sont des philosophes contemporains.)

 

Goodman, chez qui le principe du pluralisme de l’art constitue le fondement de sa philosophie.[4] ,  remarque qu’une vérité ne peut alors exister. De toutes nos versions du monde, aucune n’est exclusive. Par ailleurs elle participe à la fabrication du monde. Même le scientifique se trompe quand il suppose qu’il est un esprit uniquement voué à la recherche de la vérité.

 

Ainsi partant du principe de pluralité et de relativisme, Goodman ouvre la voie à une philosophie du possible, voire des mondes possibles.

Dans le chapitre de Fact, Fiction and Forecast consacré au possible, Goodman observe:

« L'objectif principal de mon propos a été de démontrer que le discours, même lorsqu'il traite des entités possibles, n'a nul besoin de transgresser les frontières du monde réel. Ce que nous confondons avec le monde réel n'est qu'une description particulière de celui-ci. Et ce que nous prenons pour des mondes possibles ne sont que des descriptions également vraies, énoncées en d'autres termes. Nous en venons à penser le monde réel comme l'un des mondes possibles. Nous devons renverser notre vision du monde, car tous les mondes possibles font partie du monde réel »[5]

 

Ainsi Goodman appelle à une révision des concepts clefs de la philosophie. il  préfère la correction à la vérité, la compréhension à la connaissance, l'adoption à la croyance,  .

De ce fait, il exclue de son champ d’investigation toute perspective d’évaluation de l’œuvre d’art et soutient un discours sur l’œuvre dont nous sommes appelés plutôt à la comprendre et connaître.

 

Il écrit : « Tout comme la correction est de plus large portée que la certitude, la compréhension est d'une plus grande portée que la connaissance[6]

Il ajoute : «On voit, que connaître et comprendre s'étendent au-delà de l'acquisition de croyances vraies et vont jusqu'à découvrir et inventer des ajustements de toutes sortes.»[7]

 

Certes, l’œuvre de Nelson Goodman a contribué à focaliser sur le principe de la diversité artistique, et du monde du possible, néanmoins, elle continue à susciter des questionnements :

La critique d’art doit elle se contenter de la juste description et compréhension de l’œuvre d’art?  L’appréciation et la détermination de la valeur de celle-ci est-elle ainsi une opération inutile voire impossible ? Ceci risque-t-il alors de créer l’amalgame entre ce qui est une œuvre d’art et ce qui ne l’est pas ?

 

  • Critique d’art et argumentation rationnelle

S’opposant à l’esthétique goodmanienne, qui refuse toute perspective d’appréciation de l’œuvre d’art, Rochlitz, soutient que la philosophie de l’art ne peut carrément se désintéresser de la critique et par conséquent des critères du jugement et il propose un discours critique obéissant aux règles d'une argumentation"[8]

Pour  Rochiltz, chaque œuvre se constitue à partir de règles qui ne valent que pour elle. De ce fait il propose une critique d’art comme   moyen de réflexion aposteriori, intervenant après la création. Ainsi elle  n’est tenue de suivre aucune méthode déterminée : «La bonne méthode, la bonne lecture, dit-il, sont celles qui aboutissent à l’interprétation la plus convaincante, au jugement qui paraît le plus pertinent».

Pour  Rochiltz : "Une oeuvre d'art dont la qualité esthétique ne peut être justifiée par aucune « raison » n'en est pas une."[9]

Cela implique que la critique est une activité esthétique tendue vers une argumentation rationnelle. Elle ne se réduit pas à un jugement de goût subjectif dispensé d’argumentation. Il existe des «raisons» qui font la valeur d’une œuvre, et c’est la fonction du critique de les saisir.

Les oeuvres ne sont plus alors jugées au nom d'un goût préétabli et d'une conformité aux règles, mais plutôt au nom d'un jugement réfléchi liés aux critères ou plutôt aux paramètres qu'elles instaurent elles-mêmes.

Et Rochlitz nous propose trois paramètres essentiels, selon lesquels on pourrait juger les œuvres. ( Il précise aussi que d'autres peuvent encore intervenir) :

  • l'efficacité de l'oeuvre avec laquelle elle met en évidence ce qui lui importe de faire apparaître, ce qui lui semble digne d'intérêt ;
  •  l'enjeu dont elle témoigne, "qui justifie l'effort entrepris" ;
  •  la qualité exploratoire, c'est-à-dire la nouveauté, l'originalité, l'apport qui est le sien au champ de l'art. [10]

L’avantage de l’œuvre de Rochlitz, c’est d’avoir permis une ouverture nécessaire à l’autre, non à travers un sentiment personnel subjectif , mais l’argument étayant sur des paramètres évaluables. Nous ne pouvons pas par exemple, évaluer une œuvre conceptuelle en nous référant aux principes formels de l’ art moderne, non plus l’œuvre « Guernica » de Picasso en nous basons sur les données de la perspective et d’anatomie telles qu’elles a été utilisées dans la peinture  académique.

Mais la  question qui s’impose à cet égard :

N’est-il pas  vain de vouloir fonder une appréciation sur des critères exclusivement objectifs. L’œuvre d’art ne se fonde - t-elle pas aussi  sur l’inprogrammable, l’aléatoire, l’imprévu. Ne prenne - t-elle pas en compte la multiplicité des personnalités et l’émotion individuelle, ce qui implique une communication par sympathie, et une connivence par communion ?

Conclusion

Certes, l’appréciation de l’œuvre est un exercice difficile à cause de la diversité et le caractère insaisissable de l’œuvre.

Mais de tous ce que nous avons présenté comme approches, se dégage de leur ensemble de nombreux points intéressants.

Ainsi, le critique d’art est-il appelé à être :

  1. Un homme de goût non pas qu’il se réfère à ses préférences  individuelles, mais parce qu’il est doté d’une finesse du jugement lui permettant de reconnaître l’intérêt d’une œuvre d’art même si elle fait scandale. On ne peut alors occulter l'importance de la subjectivité comme composante fondamentale de l'appréciation esthétique.
  2. Tolérant, comme le revendique Goodman. Ainsi au lieu de condamner, il essaye de comprendre  et de découvrir. Ceci est susceptible de nous ouvrir sur l’art dans toute sa diversité de dans l’espace et le temps. Il y a bien des arts de différentes personnalités, de différentes cultures et époques.
  3. Rationnel, en émettant un jugement réfléchi comme le revendique Rochlitz , liés aux critères ou plutôt aux paramètres que l’oeuvre instaurent elle-même. L'analyse, nous fait remonter à l’origine des choses ?

Mais si l’art est toujours en devenir, la critique d’art l’est aussi.

 

Sami Ben Ameur  

LA PRESSE 1997

[1] Kant, Emmanuel
 Critique de la faculté de juger, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques 1993

 

[2] Ernst Gombrich, Histoire de l'art, trad. franç., J. Combe et C. Loriol, Flammarion, Paris, 1982, p. 3

[3] Le beau en tant que catégorie esthétique s’opposant au laid, n’est plus la seule visée dans l’art du 20ème siècle. D’autres catégories esthétiques peuvent bien intéresser l’art, exemple le tragique, le pathétique, le gracier, le laid…et d’autres catégories possibles que nous ne connaissions pas encore mais qui s’actualiseront grâce à la richesse de nos représentations et l’étendu de notre imagination. A cet égard peut-on se rappeler des tendances artistiques, telles Dada ou l’art conceptuel et minimaliste, qui se sont détachés de la traditionnelle forme plastique, pour se livrer à un art  relevant plutôt de l’attitudes et de l’idée.

 

[4]. Cf. Gombrich, L'art et l'illusion, op. cit., «Introduction».

[5] Fact, Fiction and Forecasts, cit., trad. franç., chap. «Le trépas du possible», p. 74.

 

[6] N. Goodman et C. Elgin, Reconceptions, cit., p. 161

[7]N. Goodman. Ways of Worldmaking, cit., p. 173.

[8] Rochlitz. L'art au banc d'essai. Esthétique et critique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais., 1998 : 152).

 

[9] Rochlitz Dans le flou artistique. Elements d'une théorie de la «rationalité esthétique» in Bouchindhomme et Rochlitz (éds.), 1992 : 206

[10] Rochlitz . L'art au banc d'essai. Esthétique et critique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais1998. p. 212

 


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